MOLENBEEK. A PALIMPSEST

yevgeni bunimovich

molenbeek. un palimpseste

temps du pain et temps de la peste
des poèmes et des canons de guerre et de paix
temps des paysages champêtres crémeux
temps des dures banlieues ouvrières
des quartiers chauds du centre
des décalages de langues babyloniens

sur la chaussée pavée encore humide
on devine des traces de pas
juifs fuyant les pogroms
italiens en quête de chance
marocaines sévères

les vieux platanes prisonniers d'un porche de pierre
sont malades se souviennent vivent encore

usines abandonnées appartements de standing
des sdf
une école de danse contemporaine

époques et vents dans les noms de rues
un bidon de lait sur le seuil renversé par le temps

rose des vents nord-est ou sud-ouest
rose des temps Molenbeek palimpseste

*

nous restons assis dans ce café près de la fenêtre très longtemps
nous buvons du thé à la menthe très sucré qui n’en finit pas
et le temps si pluvieux si venteux qui coule
sur la vitre la mémoire la chaussée les visages des hommes

*

le grand-père parle sa langue
le père parle sa langue
et le français
tu parles le français
le flamand
et parfois avec le grand-père dans sa langue
ton fils parle anglais-français-flamand
et aussi un peu allemand je crois bien
ton fils ne comprend pas la langue étrangère du grand-père
ton fils vit sur l’autre rive

*

le soleil sans visa a franchi la frontière de l’horizon
la pluie sans papiers parcourt la ville
l’herbe pousse sans autorisation
l’air que les poumons dérobent n’est pas certifié

la vie est illégale

*

comme un écolier avant l’examen
je répète j’annone
la simple géométrie des rues
les carrés des fenêtres
les cubes et les parallélépipèdes
des quartiers ouvriers

le clocher est perpendiculaire au marché
ce qu’il fallait démontrer

derrière la règle du canal
le pentagone de Bruxelles
la vie sur les deux rives sans intersection
c’est l’axiome des parallèles
qui se passe de démonstration
mais réclame compréhension

*

la fille à la fenêtre
gênée se cache derrière le rideau
l’écolier en courant m’accroche avec son cartable
se retourne
le barman bedonnant
quitte paresseusement son comptoir
apporte du thé

témoins oculaires

un chien mouillé en laisse
une femme mouillée au bout de la laisse
une femme en foulard noir dans la pharmacie
une enfant dans une poussette
un peintre à la vitre de son atelier
des touristes dans un car

en haut à côté derrière

un clochard couché au croisement
a vu mes chaussures
deux corneilles sur un tuyau rouillé
ont vu mon parapluie cassé
une tsigane a vu la paume de ma main
et le contenu de mes poches
la police voit tout

ma vie
est un alibi permanent

*

l’ornière des rails
sépare plus sûrement que toutes les langues et les dieux
coupe la terre le ciel le bruit le paysage les odeurs
le vieux et le nouveau Molenbeek est-ouest
le nom seul est unique pour tous et la météo
et de longs passages piétonniers artères ou tuyaux

*

arrêt en cours de route Molenbeek
sorti pour un instant qui ne finit jamais
ici est ta maison et ta nostalgie
mais pourquoi les autres viennent-ils ici ?


Traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs

le poète

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Evgeny Bunimovich (1954) a fait ses débuts de poète en Russie en 1990. Dans ses textes, il observe son environnement quotidien d'une manière mathématique et en retire des réflexions sur lui-même et sur la Russie. Ces dernières années, son œuvre a été traduite en français, en néerlandais, en suédois, en allemand, en anglais et en arabe.

Bunimovich a étudié les mathématiques à l'université d'État de Moscou et a commencé sa carrière comme pédagogue et mathématicien. En 1981, il est devenu président du Club des poètes indépendants, qui a été liquidé sur ordre du parti communiste. Il a siégé au parlement de la ville de Moscou dans les rangs de Jabloko (« la pomme »), un parti d'opposition orienté vers l'Occident. Il organise le Festival international des poètes à Moscou, l'événement poétique international le plus important de Russie.